Extraits

Extraits de "Sombre retraite"

extrait
 

 Gaby a regagné le parking. Il néglige de remonter dans la chambre pour récuperer son Sig Pro dans le sac de voyage. Rien ne lui indique qu'il en aura besoin. Il consulte la carte. Une douzaine de kilomètres le sépare du village de Sacey. De là il pourra s'enfoncer dans la réserve aux alentours du gué Ferrier. S'il en croit les indications de Madame Lebrun, le poste d'observation s'y trouve tout proche.

 Dés la sortie de Pontorson, la campagne déroule l'étonnante platitude de ses pelouses couleur opale et de ses champs fraîchement labourés. L'horizon est à peine rompu par la masse ondoyante d'un troupeau de brebis ou par la tour ronde d'un moulin brassant l'air humide de ses larges pâles. Au delà s'étend le marais. Il est constitué d'une vaste prairie rase, inondable, drainée par de nombreux canaux qui permettent la gestion des niveaux d'eau. En bordure du Couesnon, il est entouré de quelques haies bocagères et de rideaux de peupliers. Les lieux ne sont pas déserts. La réserve est très largement fréquentée par les oiseaux marins du fait de la proximité de la baie du Mont Saint-Michel et en hiver par de nombreux palmipédes, des Colverts, des Siffleurs, des Pilets, et des Sarcelles. Au printemps, la zone se recouvre d'eau, ce qui attire des myriades d'oiseaux en étape migratoire. La Cigogne blanche niche dans les environs. Le marais lui sert de garde à manger. Dans ses eaux peu profondes, elle trouve toutes sortes de mets succulents, des alevins de brochets à profusion, des rainettes et des libellules qui sillonnent de leur vol gracile les bouquets d'iris et les touffes de quenouilles. En période estivale, son herbe grasse, en dépit des sécheresses, lui permet de conserver un usage de pâturage collectif où se côtoient divers animaux comme les bovins, les chevaux et les oies. Il est parcouru aussi par plusieurs centaines de touristes.

 Gaby arrête la berline en face de la passerelle de bois enjambant le fossé circulaire qui délimite la zone exclusivement pédestre. Il scrute le paysage au plus loin que porte sa vue. Il se trouve à quelque cent mètres d’une vaste étendue d’eau, la Mare. Tout autour, à intervalles réguliers, on a bâti des chaumières. Quelques unes, abandonnées, ont perdu leur toiture. Certaines conservent encore leur couverture de paille, d’autres l’ont remplacé par de la tuile ou de la tôle. Plusieurs langues de terre s’avancent sur l’étang. Au bout de l’une d’elles, Gaby distingue un perchoir surmonté d’une guérite. Il n’est pas équipé pour marcher dans la gadoue. Ses élégants mocassins de daim s’enfoncent dans la terre meuble.

Extraits


extrait numéro 1

 L'Écureuil se posa au centre d'une clairière. Le soleil était à son zénith et la météo avait annoncé une journée de printemps radieuse. Pourtant il régnait dans ce sous-bois une pénombre étouffante. Une espèce de brouillard enveloppait les grands arbres d'une gangue mystérieuse venue d'un passé lointain. On en ressentait le pouvoir pénétrant jusqu'au plus profond de son âme. Et ce n'était pas la soixantaine de figurants en costume d'époque qui en atténuaient l'effet. Gaby s'avança vers la scène de crime soigneusement circonscrite par un ruban jaune et par une poignée de gendarmes qui en interdisaient l'accès. En pure perte, au vu du nombre de marques de pas sur la terre meuble. La victime, fauchée par une balle, s'était écroulée au pied d'un chêne. Un homme était penché sur le corps.

Massif, il se leva lourdement. Il devait approcher les deux mètres et peser son quintal et demi. Il avait les cheveux poivre et sel, longs et graisseux, retenus en arrière par un catogan et son menton était décoré d'une espèce de tresse d'une bonne vingtaine de centimètres. Il avait d'avantage l'allure d'un biker que d'un légiste. Seuls ses doigts étonnement effilés indiquaient une agilité propre aux chirurgiens.

 «Le professeur Deveau n'a pas pu venir?» l'interrogea Gaby surpris. 

il«Et non, mon pote, lui répondit le géant avec une familiarité naturelle comme s'il s'adressait à un ami d'enfance. Deveau est parti à la retraite le mois dernier. C'est moi qui le remplace. Docteur Yvon Bertier à votre service, commissaire. Si nous devons bosser ensemble, appelez moi simplement Doc. Vous savez, pendant vingt ans, j'ai travaillé pour les marsouins[1], j'ai du vouvoyer jusqu'à mon propre fils. Alors les simagrées, j'en ai ma claque.

  - Ça me va Doc! Alors qu'avons-nous?

 -Le type a été atteint d'une balle en plein cœur. Un tir d'une justesse remarquable. Et vous voyez commissaire, c'est là que je m'étonne. 

-Pourquoi, Doc? 

-Comment peut-on être aussi précis avec une pétoire pareille?, lui rétorqua-t-il en lui montrant le mousqueton. 

-Qu'en concluez vous? -Je vous le confirmerai après avoir extrait la balle et examiné l'arme dans mon labo mais, à priori, je pencherai plutôt pour la main de dieu? 

-C'est-à-dire Doc? -Il s'agit probablement d'un regrettable accident.» 

Un accident? Gaby n'en croyait pas un mot. Il savait pertinemment que dans les productions cinématographiques, on n'utilisait que des balles à blanc et, par mesure supplémentaire de précaution, des armes au canon modifié. Il avait donc bien fallu qu'une autre main que celle de Dieu eût trafiqué le fusil dans l'intention au minimum de nuire. Quant à tuer? Le Doc avait raison. S'il s'agissait d'un assassin, il aurait été bien prétentieux pour ne compter que sur le seul hasard. 

Il prit soudain conscience que, depuis sa descente d'hélicoptère, il n'avait eu des yeux que pour la scène de crime. Il leva la tête pour observer ce qui se passait autour de lui. La clairière était assez vaste pour contenir une dizaine de caravanes et quelques fourgons, des ''trafics'' de couleurs sombres aux sigles de la Paramount et de Canal+ et tout autour, une petite centaine de personnes des deux sexes au bord de la crise de nerf.
(...)

extrait numéro 2 

Les branches et le feuillage étaient couchés comme si un troupeau de sangliers s'était esbaudi dans les fourrés. Elle se tourna vers Tahar, ils n'avaient pas eu besoin de parler pour se comprendre. Leurs sens étaient soumis à la même puanteur et à la vision des mêmes traces aperçues dans l'obscurité. En plein jour, elles devenaient beaucoup plus pertinentes. Sur la terre meuble, on devinait des empreintes de pattes munies de redoutables griffes. Leur taille n'étaient pourtant pas plus impressionnantes que celles d'un gros chat. L'appui au sol semblait dissymétrique. On pouvait supposer que la longueur des membres n'était pas identique. Ne possédant pas le matériel nécessaire pour effectuer un moulage, Sabrina s'empressa d'en reproduire le croquis dans son carnet. Pendant qu'elle était en train de dessiner, Tahar lui montra une traînée pourpre s'allonger vers un buisson plus touffu. Ils la suivirent. Ce qu'ils découvrirent leur arracha un cri de stupeur. Ils n'avaient plus besoin de chercher Sanders. Le photographe gisait sur le dos dans une mare de sang. Son visage était à peine reconnaissable, son cou à demi dévoré et ses vêtements en lambeaux comme si tout son corps était passé à l'intérieur d'une déchiqueteuse. Il n’avait pas été réduit en charpie de la même façon que la louve. Tout indiquait que les fauves avaient été interrompus pendant leur repas.

Mais quel animal était assez puissant et vorace pour laminer le corps d’un homme?...

extrait numéro 3
 Quand il avait vu arriver les gendarmes, Ernesto avait eu la tentation d’enjamber la clôture et de s’enfuir mais il était coincé. Il se contenta de les accueillir d’un sourire édenté. On n'aurait pas pu lui donner un âge précis tant la vie l’avait abîmé. Le front dégarni, le visage émacié et les yeux de fouine enfoncés dans les orbites, il portait une salopette à la propreté douteuse sur laquelle il essuya ses pognes ensanglantées. Il venait d’écorcher un lièvre et il aurait du mal à le nier. Les gendarmes n’étaient pas venus pour ça. Il le comprit aussitôt quand Ange s’avança pour lui serrer la main.

«Toujours en train de rapiner, l'ami! Tu sais pourtant qu'il est formellement interdit de prélever quoi que ce soit dans les forêts domaniales.

-Il faut me comprendre, chef, se justifia le bougre, ce ne sont pas les maigres revenus des travaux à la ferme qui parviennent à me nourrir.

-Au fond, Ernesto, tes petits trafics me sont indifférents mais méfie toi, les gardes forestiers ne seront pas aussi coulants que moi. Où poses-tu tes collets?

-Dans la partie touffue de la forêt de Mercoire. Le gibier y est abondant depuis que plus personne n'y pénètre.

-Tu n'as pas peur d'y faire de mauvaises rencontres?

-A quoi pensez vous chef?

-Aux loups!, lui répondit le capitaine.

L'Italien se fendit d'un grand éclat de rire.

«Vous plaisantez, chef. Ils ne s'aventurent pas en plaine. Il restent sur les hauteurs et leur territoire s'étend plutôt du côté du Mont Lozère.

-Gaston nous a pourtant affirmé que ses troupeaux ont été attaqués.

-Ces paysans, ils sont pleins de fantasmes. La Bête leur a mangé la tête. A chaque incident, ils croient y voir la marque du loup. Depuis plusieurs mois, ils s'amusent à poser des pièges partout au risque de blesser les promeneurs. On en trouve même tout près d'ici à l'orée de la forêt aux alentours de l'ancien orphelinat des Choisinets.»

L'évocation de pièges à loups tilta dans le cerveau de Da Costa. Le légiste en avait parlé à propos de la mort de la louve et de la jument.

«Tu peux nous les montrer Ernesto?»

L'autre, réalisant qu'il s'en tirait à bon compte, ne se fit pas prier. Il suivit docilement les gendarmes dans la jeep.

Le site des Choisinets était visible de loin. Les ruines de deux vieilles tours datant pour l'une d'entre elles du douzième siècle restaient les seuls vestiges du château médiéval. 

 Ernesto conduisit les gendarmes aux abords de la forêt. Il essaya de retrouver l'emplacement des pièges. En vain. Ange montra des signes d'impatience.


L'or maudit de Forcalquier 

Fatigué par la route, il laissa ensuite ses deux partenaires en tête à tête pour aller se reposer. Tandis que Tahar entreprenait des recherches sur le net, Lilou, encore toute étourdie par le plaisir de la découverte, décida d'aller piquer une tête dans la piscine.

Resté seul, le mentaliste tentait de synthétiser les données du problème. Deux meurtres d'enfants mystérieux, des familles altermondialistes, une vieille cité de la Provence profonde, une croix celtique et un fasciste chilien. Quel rapport pouvait-il exister entre tous ces éléments? Il y avait forcément des liens. Il en voyait déjà un.

Jusqu'à présent, personne ne s'était préoccupé de l'existence de Longo Mai dans les environs. Cette association d'inspiration libertaire, fondée dans les années soixante-dix sur les principes de l'Internationale Anarchiste, militait pour l'accueil des migrants. A la chute du gouvernement Allende, elle avait reçu un bon nombre de réfugiés politiques chiliens. Son soutien aux mères de la place de Mai restait toujours d'actualité. Comme l'avait souligné Lilou, seize ans plus tard, après le départ de Pinochet, on avait assisté à une seconde exode, toutefois moins massive.

Les derniers arrivés auraient pu se dissimuler dans la cohorte des premiers. Pour leurs hôtes français, il n'était pas facile de différencier le bon grain de l'ivraie, le militant socialiste du militant nationaliste.

Quant à la croix celtique, si elle avait été adoptée par l'Extrême Droite, il ne fallait pas oublier qu'elle était aussi, dans sa version occitane, l'emblème des mouvements indépendantistes. On retrouvait là toute la matière de ce combat sans fin de la lumière contre l'obscurité, juste à la lisière de deux mondes, au moment improbable où les lueurs de l'aurore se confondaient avec les feux du couchant.

Il était perdu dans ses pensées quand il vit revenir Lilou, les cheveux aux boucles rebelles ruisselantes de fines gouttelettes et le visage illuminé par un sourire enfantin. Il se réjouissait de la savoir heureuse et détendue. C'était étonnant après le drame qu'elle avait vécu. Tahar admirait ce pouvoir de résilience propre aux peuples martyrs. Dehors, les insectes nocturnes grésillaient dans la pénombre. Il était temps d'aller se coucher. La journée du lendemain s'annonçait passionnante et il voulait être en forme pour en savourer tout le sel.